porta

porta
Daniela Iaria, "Attraverso la porta bianca-fiume", 39x41 cm, 2004.

mardi 1 décembre 2015

Laura Pugno


Laura Pugno (Rome, 1970), dont nous avions déjà traduit des poèmes, est poétesse, romancière et traductrice du français et de l’anglais. Son premier roman Sirene (Einaudi 2008) a été suivi par Quando verrai (minimum fax, 2009), Antartide (minimum fax 2011) et La caccia (Ponte alle grazie 2012). Elle est l’auteure de trois recueils de poèmes: Tennis (Nuova Editrice Magenta 2002), Il colore oro (Le Lettere 2007) et La mente paesaggio (Perrone 2010) - voir aussi, en français, in 'Italies' 2009. 
Ci-dessous la version française d’un inédit qui nous a été confié.


De blanc en blanc


cela revient
où il n’y a pas de saison, mais l’hiver seul 
il choisit sur la grève du fleuve
sa forme

de blanc en blanc, et parfois
en lacérant

***


cela prend des années, et puis ça arrive
tu le vois en ce matin de décembre,
tu regardes et tu regarderas,

puis l’écharpe et les bras qui gèlent. Personne
n’est descendu sur les pistes
il y a du brouillard jusqu’aux plus petites formes, le dégel

***


dans le calme
tu accomplis tous les gestes,
tu te rappelles qui tu as vu les accomplissant

cela fait si longtemps
depuis si longtemps ça arrive,

leurs mains sont passées dans les tiennes, leurs cheveux

***


où était le blanc sur les doigts,
ou entre les clavicules
la peau plus claire. Ils poursuivront,
ce sera le soir

une fois et une autre, les nuits dans la cuisine
et tout ce qui est animal est
vivant, est vivant




© les auteurs et CIRCE



dimanche 1 novembre 2015

Gabriele Frasca



Gabriele Frasca (Naples, 1957) enseigne la Littérature comparée à l’Université de Salerne. Parmi ses livres, on citera Cascando. Tre studi su Samuel Beckett (Naples, Liguori, 1988), La scimmia di Dio: l'emozione della guerra mediale (Gênes, Costa & Nolan, 1996) et le recueil d’écrits pour le théâtre Tele (Naples, Cronopio, 1998). En ce qui concerne la poésie, il a publié chez Einaudi les recueils Lime (1995), Rive (2001) et Rimi (2014) - dont nous présentons ci-dessous des traductions. Son dernier roman, Dai cancelli d’acciaio, a été publié en 2011 chez l’éditeur Luca Sossella à Rome.





Le jour qu’il se leva même pas à l’aube et comprit que tout était déjà décidé. comme si à force de passer des écrans il avait aperçu en rêve au delà des grilles. qu’aux symptômes ils remettent bien dressés la juste piste une termitière d’ombres. presque à devoir chacune avec ses spores y inséminer sa faim. pour identifier parmi les nuées d’oiseaux ce sujet d’insolite pâleur. duquel si seulement on en écorche les strates ne reste qu’une dispersion de routes. ce jour-là il effaça avec ses traces la charge de vie à faire éclater.



Avant que nus comme on naît l’on tombe
(Before We Mothernaked Fall)

Avant que nus comme on naît l’on tombe
Sur cette terre de pétrole et d’or,
Au milieu de razzias et de représailles
En chair et en os,
La concession était bel et bien accordée
Au voisinage de la mare ou de la mine,
Avant que s’accomplît toute promesse
Et que les joies fussent changées en douleur.

Gardez-le donc, le puits ou le champ,
Où il n’est pierre qui ne soit or,
Nous n’avons pas le choix, elle fut déjà prise
Avant même notre sang ;
Et nous construirons, moi liquide le monde
Et vous, avant que votre souffle ne se refroidisse
Et qu’au virage du sort se dessèchent les veines,
Votre terre solide.
                                 ("Après l'incursion",  Dylan Thomas)



De : Rimi, Turin, Einaudi, 2013


© les auteurs et CIRCE



mercredi 7 octobre 2015

Edoardo Albinati


Écrivain et traducteur Edoardo Albinati (Rome, 1956) enseigne les Lettres italiennes à la prison de Rebibbia (voir en particulier Interviste). Il s'est fait connaître avec un roman précurseur, Il polacco lavatore di vetri (1989), d'où a été tiré un film. Il a été traduit en français par F. Caccia (prose) et J.-Ch. Vegliante (poèmes en prose) ; parmi ses livres de poésie, La comunione dei beni (Giunti 1995) et Sintassi italiana (Guanda 2001), dont nous avions présenté des traductions dans notre aperçu de la poésie italienne consacré au thème du paysage. Le texte ci-dessous est un inédit (l’original peut être consulté en cliquant sur le titre).   




Pendant que je tambourine sur le clavier luit à mon poignet
la Rolex acier et or de mon grand-père, le facho
suicidé. Les chiffres des heures sont presque illisibles.
Elle était attachée au sien, de poignet, quand il tomba
dans la cage d’escalier à la rampe noire
et endeuillée comme sa foi politique :
dont il incarnait, en fin de compte, sans vraiment y croire
avec une conviction rationnelle, les valeurs
pour une raison de nerfs, de sauts d’humeur
au fond de son cœur obscur et torturé.

Un vol de six étages. Personne ne vit rien, mais la chute,
elle, fut entendue dans tout l’immeuble.

Au choc dans le rez-de-chaussée sombre
se brisèrent les fragiles mécanismes
de la montre et les organes de l’homme qui la portait. 
Aujourd’hui un artisan âpre au gain, puisant dans une réserve
de pièces de rechange et petites roues hors commerce
l’a fait redémarrer, la Rolex, et me l’a rendue 
en tenant à la serrer en personne autour de mon poignet
comme le bracelet d’un forçat :  
et pendant que je travaille ses aiguilles veuves
tournent dans le cadran en y cherchant en vain
les traces des heures effacées.



(avril 2013 – inédit)   

© les auteurs et CIRCE


lundi 7 septembre 2015

Mariangela Gualtieri



Mariangela Gualtieri, poétesse et écrivaine, est née à Cesena 1951. En 1983 elle a fondé avec Cesare Ronconi le théâtre Valdoca, connu pour sa dimension de recherche et d’expérimentation. Elle a publié plusieurs recueils de vers, Antenata (Crocetti 1992), Fuoco centrale (Einaudi 2003), Senza polvere senza peso (Einaudi, 2006), Bestia di gioia (Einaudi 2010), dont sont tirés les textes ci-dessous, et pour le théâtre, Caino (Einaudi 2010). 



De Un niente più grande

L’enfant est encore avec moi.
Elle n’est jamais née.
Elle perd l’équilibre par mes précipices
elle rit fort et lentement dort
elle reste forte
reste toujours. Avec son cœur
qui fait cœur avec le mien.
L’enfant de soleil bleutée.     



Sois doux avec moi. Sois gentil.
Le temps qui nous reste est court. Puis
nous serons des traînées si lumineuses.
Et combien de nostalgie aurons-nous
de l’humain. Comme à présent nous
en avons de l’infinité.
Mais nous n’aurons pas les mains. Nous ne pourrons pas
faire des caresses avec les mains.
Ni de joues à effleurer
légères.
Une nostalgie d’imparfait
enflera nos photons luisants.
Sois doux avec moi.
Manie-moi avec soin.
Aie la délicatesse des cristaux
avec moi et aussi avec toi.
Ce que nous sommes
est précieux plus que l’œuvre protégée dans les souterrains
et affectif et fragile. La vie a besoin
d’un corps pour être, sois doux
avec chaque corps. Touche légèrement
légèrement pose ton pied
et prends soin
de chaque mécanisme de vol
de chaque bond et voltige
et mûrissement et racine
et écoulement d’eau et élan   
et bruit de becquées et feuilles
qui s’entrouvrent ou disparaissent
jusqu’au phénomène
de la floraison
jusqu’au morceau de viande sur la table
qui est corps mangeable
pour ton mon ardeur d’être ici.
Remercions. De temps en temps.
Qu’il nous soit paisible d’être ici –
d’être corps choisis
pour l’enchâssement des compagnons
d’amour.


Bestia di gioia, Einaudi, 2010

© les auteurs et Circe

mardi 30 juin 2015

Maurizio Cucchi




Maurizio Cucchi (Milan, 1945) est poète, romancier, critique littéraire et traducteur. Suite à son premier recueil, Il disperso (1976), salué par des écrivains aussi éloignés entre eux que Giudici, Pasolini, Raboni, Fortini et Porta, il a publié nombre de recueils parmi lesquels Glenn (1982), Poesia della fonte (1993), Vite pulviscolari (2009) et Malaspina (2013) - dont sont tirés les textes ci-dessous - ont fait l’objet de différents prix. Avec Stefano Giovanardi, il est l’auteur de l’anthologie Poeti italiani del secondo Novecento (1998).



L’âme solitaire qui tombe
sans plumes dans l’abîme creusé…
Et donc je m’imagine être lui,
consul ou capitaine en cet
uniforme répugnant qu’il portait, en ces
souliers vernis sans chaussettes,
et dans une matière en train
d’inexorablement s’effriter,
s’émietter
sous le grand spectacle
du ciel gris sur les usines
vidées, ou sur les ruines,
pendant qu’il marche incertain
dans son vain délabrement fagoté.

  
* * *


Comme soustrait à son oubli,
par une sorte de machine mordante,
le voilà, en dernier, et même l’esprit
en lui vacille, désormais. Il se traîne épuisé

en peignoir : « Je prends garde toujours plus
avec une attentive minutie à mon corps
dans ses pores, dans ses plus petites ossifications
et dans les crevasses de cette peau délicate,

de cette réalité, la mienne, précieuse et pourtant
pelliculaire, provisoire ». Et il palpait
prudemment, cette grosseur, il se penchait
en regardant de sa porte-fenêtre

lumineuse le volcan, pendu
à un rideau, à une poignée,
avant de s’écrouler, comme
une pauvre bête agonisante.


* * *


Désormais il chutait à pic dans le volcan
de sa terre et il avait dans les oreilles
ce bruit de lave qui déborde
horriblement en éruption, ou peut-être
était-ce le monde lui-même en explosion
définitive. Et il tombait, à l’intérieur
d’une forêt, tombait… Il hurla,
tout à coup, comme si les arbres
se rapprochaient pour le serrer,
penchés au-dessus de lui, compatissants.

Et sur ce, quelqu’un,
avec un énorme rire obscène,
lui lança dessus, tout au fond du précipice,
un chien crevé.



Malaspina, Mondadori 2013


© les auteurs et Circe


mardi 9 juin 2015

Jean Soldini

Jean Soldini est né en 1956 dans la partie italienne de la Suisse. Philosophe et historien de l’art, il a étudié à Paris. Parmi ses livres : Giacometti. Le colossal, la mère, le ‘sacré’, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1993, A testa in giù. Per un’ontologia della vita in comune, préface de René Schérer, Milano, Mimesis, 2012, Resistenza e ospitalità, Milano, Jaca Book, 2010 et le recueil poétique Tenere il passo, préface de Jean-Charles Vegliante, Como, LietoColle, 2014, dont nous avons choisi les textes ci-dessous.


Senza carreggiata, senza precipizio 



Sans chaussée, sans précipice

Arrivent les voix
des visages tournés
vers la frontière.
Ne la traversent pas.
Attendent que le repas finisse,
que cessent les coups de tonnerre
que les cactus,
derrière les gardes,
aient exsudé leurs récits d’aventures
d’un pied à l’autre.

À l’intérieur,
dans les pièces,
de très douces servantes
de l’incertitude                    
conduisent le sommeil
sur des routes sans chaussée,
sans précipice.



Se relayer

Être sur une ligne,
en deçà ou au delà de cette ligne.
On est sur sa loi,
en deçà ou au delà de sa loi
de la parole qui se fait loi.
Frontière n’est pas une ligne entre toi et moi,
ce n’est pas l’extrémité
d’un monde et d’un autre.
C’est s’effleurer et se relayer
se relayer et résister.
Ensemble résister.



Locus solus

Je me tenais immobile
dans un minuscule pré ovale
locus solus bordé de fleurs.
Les abeilles vibraient
tout près de mon corps,
comme si je n’existais pas,
enveloppé du parfum chaud de l’herbe et des fleurs
du bourdonnement qui les couvrait,
les découvrait puis les recouvrait.
Je me tenais
ostensiblement introuvable :
les yeux fermés
le dos collé au sol
les jambes croisant des trajectoires champêtres.



Tenere il passo, LietoColle 2014 


© les auteurs et Circe


samedi 2 mai 2015

Gian Maria Annovi

Né en 1978, philosophe et italianiste, Gian Maria Annovi enseigne la littérature italienne à Los Angeles (USCLA). Il a publié La scolta (une figure anonyme de ‘badante’) avec Nottetempo en 2013, juste avant le recueil Italics dont nous avons choisi quelques pages ci-dessous (éd. Nino Aragno). De cette suite centrale du livre, La glòriola, il lit lui-même des extraits pour ‘Poetitaly’ 2015  ici.  Également critique, Annovi a publié un Impromptu d’Amelia Rosselli trilingue (Guernica), et collabore à nombre de publications papier ou en ligne. 



La gloriole                                        


la nouveau-née dans le tiroir      
oubliée peut-être dans la commode
ou derrière la pile des journaux d’hier
a certainement faim

(elle mourra, probablement)

toi par contre tu survis
à la chute des troncs de pin
dans le bûcher
au cours sur Dante
dans la grange :

la gloire de la langue
(paraît-il)                                    
ne pleure pas pour se faire alimenter



mais si la gloire est gloire
(donc)
qu’elle sache dire la gloire des choses

par exemple
le nom pour dire                              
l’ossature des plantes :
boisage ou boiserie ou
boisement voire simplement
un signe gravé sur l’écorce du
     cerveau
illisible à moins qu’ils te cassent la tête
     avec leurs matraques

qu’elle sache dire les choses nouvelles

par exemple
le nom de ses nouveaux citoyens
le nom du pays qui a comme frontière
corps noyés et volcans :

(ce pays a un nom
imprononçable)

langue qui cède et tombe des gencives

qu’elle dise le tremblement absolu
de cette femme : sur le bateau qui gîte
la nuit avec le nouveau-né écrasé
entre ses cuisses
qui ne respire pas



la langue qui te reçoit sur l’île
entre lamparos et touristes et sirènes
n’a pas la grâce ni la gloire
d’une mère :

tu dis ton nom
après tu dis : wc  tu dis
il te manque le mot pour dire soif
(ça dit ton désespoir)

alors ils te donnent du pain ils te donnent
beaucoup de télévision
et tu apprends à dire :

ma fille flotte dans la mer



langue perdue avec une rage
absolue et étouffée :

lapiehn, cunîn, répète-t-elle à la garde-malade
polonaise : jeune fille du dialecte
depuis que l’alzheimer lui
a enseveli la voix dans le cerveau :
elle veut dire lapin   

jamais elle n’a su le latin cuniculus
et que à Coney le lapin est rabbit

chose qui s’ensable
entre couches et détritus   
luna-parkolo semi-russe
appendice pendante et
péninsule dans la bouche :

langue incomprise qui enterre






  



NdA :  Le texte, écrit sur commission, commence dans une grange du Massachusetts et finit à Coney Island, aujourd’hui centre de la plus grande communauté russe de New York. Cunîn, dans le dialecte de l’auteur, signifie lapereau, petit lapin. Coney Island est la forme anglicisée du hollandais Konijnen Eiland, qui signifie île aux lapins.


© les auteurs et CIRCE