porta

porta
Daniela Iaria, "Attraverso la porta bianca-fiume", 39x41 cm, 2004.

mardi 30 juin 2015

Maurizio Cucchi




Maurizio Cucchi (Milan, 1945) est poète, romancier, critique littéraire et traducteur. Suite à son premier recueil, Il disperso (1976), salué par des écrivains aussi éloignés entre eux que Giudici, Pasolini, Raboni, Fortini et Porta, il a publié nombre de recueils parmi lesquels Glenn (1982), Poesia della fonte (1993), Vite pulviscolari (2009) et Malaspina (2013) - dont sont tirés les textes ci-dessous - ont fait l’objet de différents prix. Avec Stefano Giovanardi, il est l’auteur de l’anthologie Poeti italiani del secondo Novecento (1998).



L’âme solitaire qui tombe
sans plumes dans l’abîme creusé…
Et donc je m’imagine être lui,
consul ou capitaine en cet
uniforme répugnant qu’il portait, en ces
souliers vernis sans chaussettes,
et dans une matière en train
d’inexorablement s’effriter,
s’émietter
sous le grand spectacle
du ciel gris sur les usines
vidées, ou sur les ruines,
pendant qu’il marche incertain
dans son vain délabrement fagoté.

  
* * *


Comme soustrait à son oubli,
par une sorte de machine mordante,
le voilà, en dernier, et même l’esprit
en lui vacille, désormais. Il se traîne épuisé

en peignoir : « Je prends garde toujours plus
avec une attentive minutie à mon corps
dans ses pores, dans ses plus petites ossifications
et dans les crevasses de cette peau délicate,

de cette réalité, la mienne, précieuse et pourtant
pelliculaire, provisoire ». Et il palpait
prudemment, cette grosseur, il se penchait
en regardant de sa porte-fenêtre

lumineuse le volcan, pendu
à un rideau, à une poignée,
avant de s’écrouler, comme
une pauvre bête agonisante.


* * *


Désormais il chutait à pic dans le volcan
de sa terre et il avait dans les oreilles
ce bruit de lave qui déborde
horriblement en éruption, ou peut-être
était-ce le monde lui-même en explosion
définitive. Et il tombait, à l’intérieur
d’une forêt, tombait… Il hurla,
tout à coup, comme si les arbres
se rapprochaient pour le serrer,
penchés au-dessus de lui, compatissants.

Et sur ce, quelqu’un,
avec un énorme rire obscène,
lui lança dessus, tout au fond du précipice,
un chien crevé.



Malaspina, Mondadori 2013


© les auteurs et Circe


mardi 9 juin 2015

Jean Soldini

Jean Soldini est né en 1956 dans la partie italienne de la Suisse. Philosophe et historien de l’art, il a étudié à Paris. Parmi ses livres : Giacometti. Le colossal, la mère, le ‘sacré’, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1993, A testa in giù. Per un’ontologia della vita in comune, préface de René Schérer, Milano, Mimesis, 2012, Resistenza e ospitalità, Milano, Jaca Book, 2010 et le recueil poétique Tenere il passo, préface de Jean-Charles Vegliante, Como, LietoColle, 2014, dont nous avons choisi les textes ci-dessous.


Senza carreggiata, senza precipizio 



Sans chaussée, sans précipice

Arrivent les voix
des visages tournés
vers la frontière.
Ne la traversent pas.
Attendent que le repas finisse,
que cessent les coups de tonnerre
que les cactus,
derrière les gardes,
aient exsudé leurs récits d’aventures
d’un pied à l’autre.

À l’intérieur,
dans les pièces,
de très douces servantes
de l’incertitude                    
conduisent le sommeil
sur des routes sans chaussée,
sans précipice.



Se relayer

Être sur une ligne,
en deçà ou au delà de cette ligne.
On est sur sa loi,
en deçà ou au delà de sa loi
de la parole qui se fait loi.
Frontière n’est pas une ligne entre toi et moi,
ce n’est pas l’extrémité
d’un monde et d’un autre.
C’est s’effleurer et se relayer
se relayer et résister.
Ensemble résister.



Locus solus

Je me tenais immobile
dans un minuscule pré ovale
locus solus bordé de fleurs.
Les abeilles vibraient
tout près de mon corps,
comme si je n’existais pas,
enveloppé du parfum chaud de l’herbe et des fleurs
du bourdonnement qui les couvrait,
les découvrait puis les recouvrait.
Je me tenais
ostensiblement introuvable :
les yeux fermés
le dos collé au sol
les jambes croisant des trajectoires champêtres.



Tenere il passo, LietoColle 2014 


© les auteurs et Circe